mardi 14 février 2012

Chevreuil VS Wild 3/5

Jour 3 : Sur la route du passé

Partant de bonne heure, je fais quelques réserves au combini du coin et me tape le petit-déjeuner dans le train le plus discrètement possible, quoique personne ne semble m’accorder la moindre attention. Il est toujours un peu gênant de manger dans l’espace public hors espaces désignés au Japon, car bien que ce ne soit pas défendu et qu’aucune affiche ne le désigne comme un comportement irrespectueux, c’est plus ou moins considéré comme impoli et personne ne le fait. Je conçois que ce soit un peu dérangeant si quelqu’un bâfre son bentô-fondue bourguignonne en en foutant partout dans le métro… Mais vu que grignoter mon pain brioché et boire mon café thermos en silence ne laisse pas de trace, je casse la dalle sans me faire prier. Destination : la vallée de Kiso toute proche.

Dans ce vallon perdu au milieu des montagnes passait la grand’route Nakasendô qui, comme son homologue Tôkaidô le long du rivage, reliait Tokyo à Kyoto. De nombreux villages-étapes ont fleuri au passage, profitant de l’afflux des marchands pour s’enrichir, mais le déclin du shogunat et la création de la ligne de chemin de fer Chûô évitant cette région a précipité les patelins dans la pauvreté et l’oubli. Par chance, quelques relais ont été restaurés et plus qu’eux, c’est la route elle-même que je voulais voir et emprunter. Son tracé a été conservé et certaines sections aménagées pour la randonnée, et c’est dans l’une de ces sections que je me lançais à l’aventure.

Ochiai

Arrivé dans la petite ville de Nakatsugawa sur le chemin de fer, je prends le bus qui m’emmène un peu plus loin à l’ancien relai d’Ochiai. Le soleil brille, il ne fait pas si froid que ça, bref, c’est parfait pour une belle randonnée ! Une fois la Nakasendô trouvée, c’est allé tout seul. Les guides touristiques ont prévenu qu’il y a beaucoup de monde sur la voie mais cela ne doit valoir que pour l’été : mis à part deux Chinoises, il n’y avait pas âme qui vive sur la grand’route. De fait, l’ambiance était incroyable. La route filait tantôt à flanc de montagne dans des forêts enneigées, tantôt dans la plaine au milieu des rizières, et l’on pouvait presque se sentir revenu au XVIIe siècle japonais en marchant sur la section pavée d’époque. De temps en temps, une maison de thé abandonnée ou un vieux refuge surgissaient au bord de la route comme des spectres du passé.

L'ancienne grand'route Nakasendô



Entrée d'un sanctuaire shintô au bord de la route

Mais les anciens relais aussi renvoient à leur ancien âge d’or. Ayant banni voitures, fils électriques et autres signes ostentatoires de modernité de son centre et conservé en l’état les maisons de part et d’autre de la route, le relai de Magome s’est développé autour d’une pente centrale qui fut sans doute propice aux maisons de thé et autres établissements propices aux voyageurs éreintés. Aujourd’hui encore de nombreuses échoppes et restaurants traditionnels tentent les voyageurs, quoi qu’ils soient déserts voire fermés durant la basse saison. Tout comme le village tout entier où quelques visiteurs erraient comme des âmes en peine.

Le relai de Magome


Les distributeurs automatiques aussi désaltèrent les pèlerins. Chassez la modernité, elle revient au galop.

Le segment suivant de la Nakasendô était nettement plus fun. S’avançant dans une forêt luxurieuse côté ubac, elle n’est qu’un tapis de neige dans un paysage blanc moucheté de vert. A intervalles réguliers sont plantées des cloches (!) censées protéger des attaques d’ours. Parfaitement inattendu et délicieusement décalé.



"Attend, j'te rappelle dans une seconde le temps de sonner la cloche, y'a un ours qui m'attaque."




Le chemin a tout doucement grimpé jusqu’à un col puis a tout aussi doucement descendu jusqu’au relai suivant : Tsumago. Tsumago ressemble beaucoup à Magome, à la différence près que le terrain est plus plat et que le village est encore mieux conservé. Je me suis vraiment attendu à croiser bonzes errants, samurai itinérants et autres braves gens en kimono sur un chemin de terre battue. Malheureusement, il n’y avait que leurs ombres. Ainsi qu’un détachement de retraitées adorables qui s’extasiaient de mon voyage solitaire et ne tarissaient pas d’éloges, visiblement décidées à me faire rougir.

Au loin, Tsumago vu du col

Le relai de Tsumago



Dernière portion et la plus courte de toutes, la Nakasendô se poursuit jusqu’à la petite gare de Nagiso où l’on retrouve le XXIe siècle. Avançant d’un bon pas sur la route, je m’arrête en découvrant par hasard les ruines du château de Nagiso… qui sont sans doute celles qu’on m’avait indiquées au sommet du château d’Inuyama ! Bel endroit un brin mélancolique dans la lumière rasante du soleil déclinant. Une pierre commémorative est dressée à l’emplacement du donjon, un autre rocher gravé – sans doute une pierre tombale – repose dans un coin tandis qu’un kami de la forêt, reconnaissable à la bandelette de papier nouée autour de son tronc, veille paisiblement sur les lieux.

Ruines du château de Tsumago


Vue en chemin, l'annonce la plus cauchemardesque au monde.

C’est à contrecœur que j’interromps cette visite inattendue pour sauter dans le train en direction de Matsumoto. "Matsumotoooo, Matsumotoooo, Matsumotooo…" La première chose qui me frappe en arrivant, c’est la note surjouée de la voix enregistrée de la gare qui d’habitude est déjà très enthousiaste. En sortant, je sens le froid, je vois la gamme de services autour de la gare ainsi qu’une ligne de plots en forme de singes. Je sens que je vais aimer cette ville. Et la première impression est toujours la meilleure.

Bienvenue à Matsumoto !

Avant toute chose, je pars en quête de bains publics. Suivant ma carte, je traverse la ville dans un sens pour me prendre un vent (jour de fermeture hebdomadaire), puis dans un autre pour arriver à mes fins. Je m’attendais cette fois-ci à un méga bâtiment comme la veille, mais surprise ! c’est dans un minuscule onsen familial que je débarque. La vieille femme à l’entrée me fait un grand sourire et un accueil chaleureux. Les lieux ont le charme vieillot des établissements de province restés hors du temps. Je me désape dans le petit salon / salle de repos à la portée de vue potentielle de la grand-mère – qui a dû voir plus d’hommes nus dans sa vie que Clara Morgane – puis j’entre dans la salle de bains.

Vieux casiers à chaussures

Un bassin de taille modeste, une dizaine de robinets pour se laver, et de l’autre côté d’un mur ne montant pas jusqu’au plafond, l’espace des femmes qu’on entend discuter. Un homme d’âge moyen et un autre plus jeune se savonnent et se relaxent, bientôt rejoints une troupe de cinquantenaires et plus arrivant au compte-goutte. J’engage la conversation avec l’un d’entre eux, et très rapidement on en vient à parler de l’eau, du vin japonais, du shintoïsme ou encore du marché de l’emploi japonais. L’homme étant spécialiste de ce dernier sujet, il ne tarde pas à fustiger la jeunesse japonaise qui ne sait plus lire, écrire, parler et prononcer correctement. Quand je lui en demande la raison, il ne tarde pas à sortir le réquisitoire de vieux con condamnant mangas, anime et jeux vidéos, variante de ce à quoi on a eu droit dès Socrate avec l’expansion de l’écriture. Et on a sans doute entendu ça encore plus tôt avec la sédentarisation des chasseurs-cueilleurs, voire avec la manière de tailler des bifaces au Néolithique. Je me garde bien de dire ce que je pense, étant tout à fait conscient que j’aurai le même discours de vieux con quand j’aurai 80 ans et que les jeunes s’abrutiraient de cinéma à immersion réelle entre deux rave-parties sur la Lune.


Mon interlocuteur apostrophe régulièrement les autres usagers, les appelant par leur nom comme de vieilles connaissances pour appuyer ses propos, demander confirmation ou encore retrouver l’écriture en kanji d’une rare variante de rouge – qui est finalement restée inconnue dans un éclat de rire. Toutes ces personnes font partie du même groupe d’habitués venant se baigner tous les jours ou presque, certains depuis des dizaines d’années et ayant vu passer les changements de l’établissement. Seule la fresque en mosaïque au-dessus du bassin représentant le château de Matsumoto dans le soleil couchant – à moins que ce ne soit une montagne ? – compte parmi les évolutions notables, les anciens s’accordant tout de même sur le fait que la grand-mère à la réception était plus belle de son jeune temps ! Je prends conscience du caractère profondément social des bains publics où les gens à poil discutent naturellement en faisant fi des générations et de sa place dans l’échelle sociale. Le pouvoir ne se porte qu’habillé, dit-on couramment…


Quittant les bains à la fermeture, je passe le temps en flânant près de la gare. Mes pas me portent vers ce qui semble être la rue chaude de Matsumoto où les clubs à hôtes et hôtesses emplissent presque tous les bâtiments. De l’un d’entre eux sort un groupe de salarymen proches de la soixantaine, sans doute des habitués, riant avec des hôtesses en vison et jupe courte qui les accompagnent jusqu’au perron. Elles n’ont pas l’air d’avoir plus de 17 ans, mais en bonnes Japonaises, ça ne m’étonnerait pas qu’elles aient une dizaine d’années de plus.
Plus inhabituelle a été la charmante quarantenaire qui m’a abordé en me proposant un massage gentiment décliné puis, à mon second passage dans les environs, a traversé la rue pour me proposer franco une passe en me prenant par le bras, prix d’ami me dit-elle. C’est bien la première fois que je rencontre une Japonaise aussi directe, ce qui m’a fait me sentir un peu Charisma Man sur le coup. Laissant là une honnête entrepreneuse privée de son travail, je retourne près de la gare pour mettre mon plan machiavélique à exécution…

Plan logement 3 : MacDonald’s 24h/24

Ca faisait un moment que je voulais tenter l’expérience et voir si un être radin au possible peut être logé une nuit pour le prix d’un Big Mac. Pour cela, il faut un élément essentiel : un McDonald's à deux étages ou plus histoire d'être hors de portée de vue et d'oreille des employés. Par chance, le Mc Do de Matsumoto avait un étage assez large et pas mal de recoins où se planquer discrétos - il semble qu'il soit interdit de dormir dans le coin...

Montant les escaliers avec mon équivalent Maxi Best of Big Mac et coca, je me pose dans un coin, mange mon repas et regarde les gens pour passer le temps. Etant tout près de la gare, le Mc Do semble être le lieux de rendez-vous des jeunes de Matsumoto qui se ramènent en groupe, tout comme les salarymen qui viennent causer boulot autour d'un bon burger. Eh oui, aussi autant que cela puisse paraître, le MacDonald's est un lieu de prédilection pour le travail au Japon ! Les étudiants viennent y bosser leurs cours, les professeurs particuliers y dispensent leur enseignement et les collègues de travail y tiennent des réunions informelles tout comme cela pourrait se faire dans un Starbuck's ou dans un autre café. Une fois qu'on a commandé, on peut rester aussi longtemps qu'on veut au chaud avec une table, donc autant en profiter... ça vous épate, hein.

Bouquinant un peu en attendant que les gens partent peu à peu, je m'installe confortablement, mets les boules Quiès et sombre. Je me réveille vers 4h du matin, l'étage est vide, les lumières sont éteintes. Il y a du son en bas, donc le restau est encore ouvert... mais je fais la connerie de quitter l'étage tout entier à ma disposition et descends. Là, je vois que l'étage est fermé jusqu'à 6h du matin... J'en profite pour faire un petit tour dehors (où il caille sévère), je cherche un Internet café où finir la nuit (sans succès), je passe une heure dans un combini à fixer les produits et feuilleter les magazines puis je reviens au McDo à 6 heures, prends un hamburger tout simple et me rendors pour un petit moment. Bilan de l'opération : succès !

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